Imaghis
 

Pourquoi Imag’His ?

Une actualité scientifique, littéraire et artistique

Alors que la nais­sance des scien­ces humai­nes s’est accom­pa­gnée d’un par­tage des champs de la connais­sance en dis­ci­pli­nes dis­tinc­tes, qui se sont bien sou­vent défi­nies les unes par rap­port aux autres – voire contre les autres, la recher­che actuelle en scien­ces humai­nes est mar­quée par la mul­ti­pli­ca­tion des appro­ches inter­dis­ci­pli­nai­res, qui s’effor­cent de penser un même objet d’étude dans des dis­ci­pli­nes dif­fé­ren­tes, ou de réflé­chir plus lar­ge­ment aux rap­ports qui exis­tent entre dif­fé­ren­tes scien­ces humai­nes. Il nous semble que cela témoi­gne d’une volonté assez géné­rale de repen­ser les liens qui exis­tent bel et bien entre elles.

Il en va ainsi des liens entre his­toire et lit­té­ra­ture : en effet, la lit­té­ra­ture est deve­nue récem­ment un objet d’étude pri­vi­lé­gié pour l’his­to­rien. On peut penser ainsi aux recher­ches menées par le GRIHL (Groupe de Recherche Interdisciplinaire sur l’Histoire du Littéraire) à l’EHESS et aux ouvra­ges récents issus de ces recher­ches, comme Histoire Littérature Témoignage . Ecrire les mal­heurs du temps , L’his­to­rien et la lit­té­ra­ture , ou encore un numéro récent de la revue des Annales. Histoire, Sciences socia­les, inti­tulé « Savoirs de la lit­té­ra­ture » . Des pers­pec­ti­ves d’étude sur la façon dont la lit­té­ra­ture peut rendre compte de l’évolution des modes d’intel­li­gi­bi­lité de l’his­toire ont en outre été ouver­tes par les tra­vaux de François Hartog autour de la notion de « régime d’his­to­ri­cité » . Parallèlement, les recher­ches en let­tres sur les rap­ports entre lit­té­ra­ture et his­toire se mul­ti­plient, notam­ment en lit­té­ra­ture géné­rale et com­pa­rée, où l’étude de ces rap­ports est actuel­le­ment un domaine de recher­che majeur. De manière géné­rale, les pro­jets de recher­che fondés sur une appro­che inter­dis­ci­pli­naire se mul­ti­plient dans ce domaine, comme par exem­ple la revue Ecrire l’his­toire, née en 2008 : elle se pré­sente en effet comme un « lieu de ren­contre, et d’inter­ro­ga­tions réci­pro­ques, de ces autres domai­nes que sont les dis­ci­pli­nes – Histoire, Littérature, Esthétique – trop sou­vent encore enfer­mées en elles-mêmes, et sachant peu tra­vailler ensem­ble. Bref, un espace de dia­lo­gues, et de pas­sa­ges, et de tra­duc­tions, pour se saisir de l’his­toire dans son « incu­ra­ble diver­sité » (K.Pomian), et dans son deve­nir. » . C’est dans cette der­nière pers­pec­tive que nous sou­hai­te­rions nous ins­crire, en por­tant un regard croisé sur les rap­ports entre l’his­toire et l’ima­gi­na­tion et en fai­sant se ren­contrer des cher­cheurs en his­toire, en phi­lo­so­phie et en let­tres autour de pro­blé­ma­ti­ques com­mu­nes.

Outre cette actua­lité scien­ti­fi­que, il nous semble que la ques­tion des rap­ports entre his­toire et ima­gi­na­tion se pose avec acuité dans le contexte des pro­duc­tions lit­té­rai­res et artis­ti­ques actuel­les. D’une part, l’his­toire est plus que jamais surex­po­sée en lit­té­ra­ture, au cinéma, ou encore dans la bande-des­si­née – les exem­ples sont trop nom­breux pour être cités – et d’autre part, il semble que ces pro­duc­tions s’orien­tent de façon très nette vers une repré­sen­ta­tion plus réso­lu­ment ima­gi­na­tive de l’his­toire. En effet, on peut consi­dé­rer ces repré­sen­ta­tions contem­po­rai­nes comme « ima­gi­na­ti­ves » dans la mesure où l’his­toire est très lar­ge­ment vul­ga­ri­sée, nar­ra­ti­vi­sée ou mise en scène , mais aussi dans la mesure où une large part de cette pro­duc­tion d’his­toire est mar­quée par une prise de dis­tance avec l’his­toire réelle. C’est le cas de la lit­té­ra­ture de science-fic­tion, mais aussi d’un cinéma qui fait la part belle à une his­toire fan­tas­mée, que l’his­toire réelle soit réé­crite – on peut penser au succès de l’uchro­nie Inglourious Basterds de Quentin Tarantino, sortie en 2009 – ou que l’his­toire à venir (c’est-à-dire sou­vent la fin de l’his­toire) soit abso­lu­ment ima­gi­née – on se bor­nera à citer le film 2012, de Rolan Emmerich, sorti la même année.

Il nous semble alors que la ques­tion des liens entre his­toire et ima­gi­na­tion doit être posée dans la pers­pec­tive d’un dia­lo­gue inter­dis­ci­pli­naire autour de cet objet commun qu’est l’his­toire, et selon une appro­che trans­his­to­ri­que, mais il s’agira aussi de s’inter­ro­ger par­ti­cu­liè­re­ment sur les pro­duc­tions lit­té­rai­res et artis­ti­ques actuel­les.

Pourquoi la notion d’imagination ?

L’ima­gi­na­tion peut être défi­nie comme la faculté que pos­sède l’esprit de se repré­sen­ter ou de former des images. En ce sens, elle est ambi­va­lente : elle permet à la fois d’évoquer des images de réa­li­tés déjà per­çues, de se repré­sen­ter le passé – elle est alors qua­li­fiée de « repro­duc­trice » – et de créer des images iné­di­tes, d’objets non perçus ou irréels – dans ce cas, on la dit « créa­trice ». L’ima­gi­na­tion repro­duc­trice serait donc liée à la sen­sa­tion et à la mémoire : on voit bien alors quel peut être son rôle dans la recons­truc­tion d’une réa­lité passée et, par­tant, dans l’écriture de l’his­toire. En revan­che, la pré­ten­tion de la dis­ci­pline his­to­ri­que à la scien­ti­fi­cité semble mal s’accor­der avec l’idée selon laquelle le tra­vail de l’his­to­rien repo­se­rait également sur une part d’ima­gi­na­tion créa­trice. En effet, la nais­sance de l’his­toire comme science est passée par une rup­ture très nette avec la lit­té­ra­ture et la fic­tion en géné­ral : Michel de Certeau, dans Histoire et psy­cha­na­lyse, entre science et fic­tion, rap­pelle ainsi com­ment le dis­cours his­to­rio­gra­phi­que a pris ses dis­tan­ces avec la fic­tion pour légi­ti­mer ses ambi­tions scien­ti­fi­ques . L’his­toire en tant que science humaine se pré­sente donc comme la science des faits réels, et s’oppose à la lit­té­ra­ture, qui n’ima­gine que ce qui pour­rait être : on retrouve là la dis­tinc­tion aris­to­té­li­cienne entre l’his­toire et la poésie , à ceci près que ce qui fait la supé­rio­rité de la poésie chez Aristote devient, dans le dis­cours his­to­rio­gra­phi­que, la raison de ses limi­tes pour attein­dre à la vérité.

Pourtant, deux points essen­tiels s’oppo­sent à une telle oppo­si­tion entre l’his­toire et la lit­té­ra­ture d’ima­gi­na­tion : d’une part, les fron­tiè­res entre scien­ti­fi­cité, his­toire, lit­té­ra­ture, et même phi­lo­so­phie, n’ont pas tou­jours été aussi clai­re­ment défi­nies, et si l’on s’atta­che à retra­cer l’évolution des maniè­res de faire de l’his­toire, on voit que celles-ci ont long­temps relevé de la rhé­to­ri­que, puisqu’avant le règne de l’his­toire-science, l’his­toire était un art du récit . Dans cette mesure, ses liens avec la lit­té­ra­ture et avec l’ima­gi­na­tion étaient plus ténus, puis­que le récit passe néces­sai­re­ment par le réa­gen­ce­ment des faits et un pro­ces­sus de recréa­tion. Le rejet de cette dimen­sion rhé­to­ri­que a d’ailleurs été lar­ge­ment réé­va­lué, comme en témoi­gnent nombre d’ana­ly­ses sur le rap­port de l’his­to­rien – donc de sa sub­jec­ti­vité, de ses croyan­ces, ou encore de son ima­gi­na­tion – à son objet d’études et à son dis­cours. D’autre part, l’his­toire n’est pas le domaine exclu­sif de l’his­to­rien : la phi­lo­so­phie, la lit­té­ra­ture et les beaux-arts en géné­ral en ont tou­jours fait un sujet de choix. En ce sens, l’his­toire appa­raît bien comme un maté­riau pri­vi­lé­gié de l’ima­gi­na­tion créa­trice : elle est repré­sen­tée, mais aussi ima­gi­née, inven­tée, et ce sont autant de maniè­res de la penser.

Il nous est apparu alors que plutôt que d’inter­ro­ger les liens entre l’his­toire et la lit­té­ra­ture, ou la fic­tion, il serait inté­res­sant de s’inter­ro­ger sur les rap­ports qui exis­tent entre l’his­toire et cette faculté qui se trouve au fon­de­ment de ce à quoi la dis­ci­pline his­to­ri­que s’est oppo­sée pro­gres­si­ve­ment pour deve­nir la science que l’on connait. Il s’agi­rait de dépas­ser les inter­ro­ga­tions sur la nature de l’écriture de l’his­toire – sou­vent envi­sa­gée à partir de l’oppo­si­tion entre récit fac­tuel et récit fic­tion­nel – pour s’inter­ro­ger dans une pers­pec­tive trans­his­to­ri­que sur les facultés mobi­li­sées par celui qui se veut « his­to­rien », qu’il se réclame de la science, de la phi­lo­so­phie, ou des arts. Il nous semble que l’ima­gi­na­tion figure au pre­mier rang de ces facultés. En effet, cette « maî­tresse d’erreur et de faus­seté » , selon la for­mule de Pascal, dis­cré­di­tée dans toute une tra­di­tion phi­lo­so­phi­que en tant qu’elle ne don­ne­rait qu’une appa­rence illu­soire des choses et cons­ti­tue­rait un moin­dre être pour la connais­sance, a été pro­gres­si­ve­ment réha­bi­li­tée pour sa capa­cité de créa­tion et d’inven­tion, et pour le béné­fice qu’elle apporte dans le domaine de la connais­sance. Ainsi, chez Descartes, si l’ima­gi­na­tion est une affec­tion du corps qui s’impose à l’esprit pour l’induire en erreur, elle est aussi une aide pour l’enten­de­ment quand elle est mise en branle volon­tai­re­ment. Mais c’est sur­tout avec Kant que l’ima­gi­na­tion est conçue à la fois comme une condi­tion essen­tielle de la pensée, et comme la source de la créa­tion esthé­ti­que, capa­ble en même temps de faire avan­cer la connais­sance puisqu’elle permet de dépas­ser le simple donné perçu. On sou­hai­te­rait donc envi­sa­ger l’ima­gi­na­tion en tant que faculté créa­trice, située au fon­de­ment de la connais­sance et de la créa­tion lit­té­raire, et plus lar­ge­ment artis­ti­que, dans ses rap­ports avec l’écriture de l’his­toire. Ainsi, on pos­tu­lera le fait que l’ima­gi­na­tion ne peut être sim­ple­ment oppo­sée à la raison , mais que, mise au ser­vice de cette der­nière, elle est la faculté essen­tielle qui permet de repré­sen­ter et de penser l’his­toire. On se deman­dera alors quel est son rôle effec­tif dans le « métier d’his­to­rien », mais aussi dans la créa­tion d’autres repré­sen­ta­tions de l’his­toire, dans le domaine des arts, où elle permet aussi de recréer et d’inven­ter l’his­toire, et invite ainsi à penser l’his­toire réelle.

Enfin, ce ques­tion­ne­ment sur les facultés sol­li­ci­tées par l’écriture de l’his­toire amène à s’inter­ro­ger sur ce qui se joue vrai­ment dans l’his­toire. Puisque la dis­ci­pline his­to­ri­que se donne pour objet l’homme et ses actions – ce qui fait d’elle une science « humaine » – on ne peut admet­tre l’idée selon laquelle l’his­toire des hommes serait régie par la raison et selon laquelle la com­pré­hen­sion de l’his­toire serait donc réduc­ti­ble à des expli­ca­tions ration­nel­les. On se deman­dera alors si ce ne serait pas jus­te­ment l’ima­gi­na­tion qui serait au fon­de­ment même de l’his­toire. Ainsi, dans la pensée roman­ti­que, héri­tière de la phi­lo­so­phie kan­tienne, l’ima­gi­na­tion est pré­sen­tée comme un moteur de l’his­toire : chez Coleridge, dans un dia­lo­gue étroit de la poésie avec la phi­lo­so­phie de l’Idéalisme alle­mand, elle est ce qui déter­mine la nou­veauté, ce qui permet donc de relan­cer l’his­toire et d’assu­rer sa résur­rec­tion. Dans cette opti­que, l’art inter­vient véri­ta­ble­ment comme créa­teur d’his­toire, par la force de l’ima­gi­na­tion. L’ima­gi­na­tion permet alors d’inter­ro­ger à la fois l’his­toire des hommes, et l’his­toire des repré­sen­ta­tions qu’ils s’en sont donnés, parce qu’elle en cons­ti­tue et en régule toutes les fic­tions.