Imaghis
 

7 février 2011 : compte-rendu de la séance

Enjeux et méthodes d’une approche pluridisciplinaire des relations entre Histoire et Imagination

Le débat s’est concen­tré sur trois points : sur la défi­ni­tion et les pou­voirs de l’ima­gi­na­tion, sur l’uti­lité de la lit­té­ra­ture et de l’ima­gi­na­tion pour l’his­to­rien et, dans une pers­pec­tive métho­do­lo­gi­que, sur le point de vue (hié­rar­chi­que ou non) à adop­ter sur l’objet d’étude du labo­ra­toire : « Imagination et Histoire ». La défi­ni­tion de l’ima­gi­na­tion s’est effec­tuée en creux et par dif­fé­ren­cia­tion : l’ima­gi­na­tion n’est ni fic­tion ni récit. Ariane a sou­li­gné qu’elle n’était pas non plus syno­nyme de cons­truc­tion de l’esprit puis­que, si tel était le cas, toute la phi­lo­so­phie ne serait qu’ima­gi­na­tion. Le marxisme n’est pas ima­gi­na­tion : c’est une théo­rie phi­lo­so­phi­que matrice d’ima­gi­na­tions. Une défi­ni­tion posi­tive de l’ima­gi­na­tion a été ébauchée : elle est faculté créa­trice, repré­sen­ta­tion (acti­vité de l’esprit et objet repré­senté) et recons­ti­tu­tion. La valeur cog­ni­tive et les pou­voirs de l’ima­gi­na­tion ont été ques­tion­nés. Marie et Julie ont fait réfé­rence au mythe pour sug­gé­rer que l’ima­gi­na­tion était une manière d’appré­hen­der le monde. Le débat s’est ensuite concen­tré sur la ques­tion de l’uti­lité de l’ima­gi­na­tion et de la lit­té­ra­ture pour l’his­to­rien. Un roman d’Alexandre Dumas peut-il éclairer une époque his­to­ri­que ? En quoi est-ce un outil pour l’his­to­rien ? En quoi est-il impor­tant pour l’his­to­rien de se repré­sen­ter, de s’impré­gner d’une époque ? Monica et Matthieu ont sou­li­gné l’impor­tance de l’image visuelle et men­tale dans la recher­che his­to­ri­que. Monica avance que Dumas est plus utile qu’un manuel d’his­toire pour penser et se repré­sen­ter le XIXe siècle. Au contraire, d’après David, le tra­vail de l’his­to­rien n’est pas un tra­vail de recons­ti­tu­tion. A tra­vers un autre exem­ple, il sou­li­gne l’impos­si­bi­lité et la vanité de tout effet de contem­po­ra­néité avec le Moyen-Âge. Ces posi­tions anti­thé­ti­ques font appa­raî­tre le conflit entre ima­gi­na­tion et scien­ti­fi­cité. Si le tra­vail de l’his­to­rien est quête de sour­ces et fidé­lité à l’archive, que faire de l’absence d’archive ? Evoquant les récits de « vies fra­gi­les » du XVIIIe siè­cle1, Ariane sug­gère que l’ima­gi­na­tion inter­vient au moment de recons­ti­tuer l’entre-deux des bribes de récits qui se trou­vent à dis­po­si­tion du cher­cheur. Par ailleurs, Laurent Binet fait valoir la pho­né­ti­que his­to­ri­que, dis­ci­pline qui témoi­gne des vertus de l’ima­gi­na­tion pour l’his­to­rien démuni d’archi­ves. Enfin, à la faveur d’une dis­cus­sion sur les doxa actuel­les (la fic­tion a tous les droits ; seule « l’his­toire vraie » est vala­ble) et d’une cri­ti­que de l’expres­sion « réha­bi­li­ta­tion de l’ima­gi­na­tion », une ten­ta­tion et un pro­blème de méthode ont été sou­le­vés. Le ques­tion­ne­ment des rap­ports entre ima­gi­na­tion et his­toire risque de donner lieu à un débat hié­rar­chi­sant et excluant. Le projet du labo­ra­toire est au contraire de ne pas hié­rar­chi­ser les termes en ques­tion mais de les confron­ter, de les faire jouer ensem­ble pour poser des ques­tions à l’his­toire, à la phi­lo­so­phie et à la lit­té­ra­ture.

Questions sou­le­vées par l’entre­tien avec Laurent Binet

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Par delà la polé­mi­que avec Les Bienveillantes et l’oppo­si­tion entre vérité his­to­ri­que et vérité fic­tion­nelle, ce sont les enjeux du récit à la pre­mière per­sonne qui ont été sou­le­vés. Le débat a porté sur les notions d’expé­rience et d’empa­thie ainsi que sur la dimen­sion éthique et cri­ti­que de l’écriture. HHhH n’est pas seu­le­ment un roman his­to­ri­que, c’est aussi (sur­tout ?) une quête per­son­nelle et un par­cours d’écriture. Ariane sou­li­gne que HHhH ne nous parle pas tant de l’événement his­to­ri­que que de la condi­tion his­to­ri­que, de ce que c’est que de vivre l’his­toire. L’expé­rience du Je importe plus que la véra­cité his­to­ri­que. Matthieu insiste sur la notion de par­cours : le lec­teur suit l’expé­rience du Je qui lui montre com­ment il recons­truit l’événement his­to­ri­que, com­ment il col­lecte les sour­ces néces­sai­res à l’élaboration de son récit. HHhH nous ren­sei­gne sur la démar­che de l’his­to­rien et sur son écriture de l’événement. Le dia­lo­gue avec Laurent Binet fait surgir la ques­tion de la valeur et de l’inté­rêt d’un tel livre, pris entre his­toire et roman. Quel type de connais­sance ce livre apporte-t-il ? Qu’est-ce qui le dif­fé­ren­cie d’un livre d’his­toire ? Laurent Binet fait valoir l’émotion et le recours à la pre­mière per­sonne. La notion d’empa­thie appa­raît en fili­grane. Matthieu sou­li­gne que la lit­té­ra­ture peut être le moyen d’une connais­sance empa­thi­que avec une époque his­to­ri­que. Au cœur du débat sur les fic­tions his­to­ri­ques (qu’il s’agisse de La Mort est mon métier de Robert Merle, des Bienveillantes de Jonathan Littell ou de Jan Karski de Yannick Haenel) se trouve la ques­tion éthique. L’évocation de la res­pon­sa­bi­lité du roman­cier face à l’his­toire fait écho au débat sur la pos­si­bi­lité ou l’impos­si­bi­lité de raconter Auschwitz. L’his­toire serait-elle, comme Laurent Binet le sug­gère, plus utile que la fic­tion à la com­pré­hen­sion du mal ? La ques­tion éthique est liée à l’enga­ge­ment du Je dans son texte et à la manière dont il sol­li­cite en retour l’enga­ge­ment du lec­teur. Comment le Je se posi­tionne-t-il par rap­port à l’événement raconté ? HHhH intro­duit sans cesse une dis­tance entre l’événement his­to­ri­que et la nar­ra­tion qui le cons­truit. L’inté­rêt de ce livre (et c’est ce qui le dif­fé­ren­cie du livre d’his­toire) consiste dans la dimen­sion cri­ti­que du roman qui réflé­chit sur sa propre écriture et sur l’écriture de l’his­toire. Laurent Binet pré­cise qu’il avait l’ambi­tion d’assu­mer dans le Je la double pos­ture de l’his­to­rien et du roman­cier et qu’il a écrit l’atten­tat contre Heydrich tout en lut­tant contre la ten­ta­tion de la fic­tion. Hygiène de l’écriture, la méta­lepse et l’épanorthose sont, dit-il, des moyens de rendre compte de son souci de véra­cité his­to­ri­que. Ces inter­ven­tions d’auteur plon­gent sur­tout le lec­teur au cœur de l’expé­rience de l’écriture et lui font sentir les dif­fi­cultés à raconter l’his­toire. Le Je raconte l’his­toire en train de se faire – l’his­toire, c’est-à-dire l’atten­tat contre Heydrich autant que le livre lui-même. Marie sug­gère ainsi que l’écriture de HHhH est proche de l’essai.

Compte-rendu d’Aurélie Moioli