Le débat s’est concentré sur trois points : sur la définition et les pouvoirs de l’imagination, sur l’utilité de la littérature et de l’imagination pour l’historien et, dans une perspective méthodologique, sur le point de vue (hiérarchique ou non) à adopter sur l’objet d’étude du laboratoire : « Imagination et Histoire ». La définition de l’imagination s’est effectuée en creux et par différenciation : l’imagination n’est ni fiction ni récit. Ariane a souligné qu’elle n’était pas non plus synonyme de construction de l’esprit puisque, si tel était le cas, toute la philosophie ne serait qu’imagination. Le marxisme n’est pas imagination : c’est une théorie philosophique matrice d’imaginations. Une définition positive de l’imagination a été ébauchée : elle est faculté créatrice, représentation (activité de l’esprit et objet représenté) et reconstitution. La valeur cognitive et les pouvoirs de l’imagination ont été questionnés. Marie et Julie ont fait référence au mythe pour suggérer que l’imagination était une manière d’appréhender le monde. Le débat s’est ensuite concentré sur la question de l’utilité de l’imagination et de la littérature pour l’historien. Un roman d’Alexandre Dumas peut-il éclairer une époque historique ? En quoi est-ce un outil pour l’historien ? En quoi est-il important pour l’historien de se représenter, de s’imprégner d’une époque ? Monica et Matthieu ont souligné l’importance de l’image visuelle et mentale dans la recherche historique. Monica avance que Dumas est plus utile qu’un manuel d’histoire pour penser et se représenter le XIXe siècle. Au contraire, d’après David, le travail de l’historien n’est pas un travail de reconstitution. A travers un autre exemple, il souligne l’impossibilité et la vanité de tout effet de contemporanéité avec le Moyen-Âge. Ces positions antithétiques font apparaître le conflit entre imagination et scientificité. Si le travail de l’historien est quête de sources et fidélité à l’archive, que faire de l’absence d’archive ? Evoquant les récits de « vies fragiles » du XVIIIe siècle1, Ariane suggère que l’imagination intervient au moment de reconstituer l’entre-deux des bribes de récits qui se trouvent à disposition du chercheur. Par ailleurs, Laurent Binet fait valoir la phonétique historique, discipline qui témoigne des vertus de l’imagination pour l’historien démuni d’archives. Enfin, à la faveur d’une discussion sur les doxa actuelles (la fiction a tous les droits ; seule « l’histoire vraie » est valable) et d’une critique de l’expression « réhabilitation de l’imagination », une tentation et un problème de méthode ont été soulevés. Le questionnement des rapports entre imagination et histoire risque de donner lieu à un débat hiérarchisant et excluant. Le projet du laboratoire est au contraire de ne pas hiérarchiser les termes en question mais de les confronter, de les faire jouer ensemble pour poser des questions à l’histoire, à la philosophie et à la littérature.
Questions soulevées par l’entretien avec Laurent Binet
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Par delà la polémique avec Les Bienveillantes et l’opposition entre vérité historique et vérité fictionnelle, ce sont les enjeux du récit à la première personne qui ont été soulevés. Le débat a porté sur les notions d’expérience et d’empathie ainsi que sur la dimension éthique et critique de l’écriture. HHhH n’est pas seulement un roman historique, c’est aussi (surtout ?) une quête personnelle et un parcours d’écriture. Ariane souligne que HHhH ne nous parle pas tant de l’événement historique que de la condition historique, de ce que c’est que de vivre l’histoire. L’expérience du Je importe plus que la véracité historique. Matthieu insiste sur la notion de parcours : le lecteur suit l’expérience du Je qui lui montre comment il reconstruit l’événement historique, comment il collecte les sources nécessaires à l’élaboration de son récit. HHhH nous renseigne sur la démarche de l’historien et sur son écriture de l’événement. Le dialogue avec Laurent Binet fait surgir la question de la valeur et de l’intérêt d’un tel livre, pris entre histoire et roman. Quel type de connaissance ce livre apporte-t-il ? Qu’est-ce qui le différencie d’un livre d’histoire ? Laurent Binet fait valoir l’émotion et le recours à la première personne. La notion d’empathie apparaît en filigrane. Matthieu souligne que la littérature peut être le moyen d’une connaissance empathique avec une époque historique. Au cœur du débat sur les fictions historiques (qu’il s’agisse de La Mort est mon métier de Robert Merle, des Bienveillantes de Jonathan Littell ou de Jan Karski de Yannick Haenel) se trouve la question éthique. L’évocation de la responsabilité du romancier face à l’histoire fait écho au débat sur la possibilité ou l’impossibilité de raconter Auschwitz. L’histoire serait-elle, comme Laurent Binet le suggère, plus utile que la fiction à la compréhension du mal ? La question éthique est liée à l’engagement du Je dans son texte et à la manière dont il sollicite en retour l’engagement du lecteur. Comment le Je se positionne-t-il par rapport à l’événement raconté ? HHhH introduit sans cesse une distance entre l’événement historique et la narration qui le construit. L’intérêt de ce livre (et c’est ce qui le différencie du livre d’histoire) consiste dans la dimension critique du roman qui réfléchit sur sa propre écriture et sur l’écriture de l’histoire. Laurent Binet précise qu’il avait l’ambition d’assumer dans le Je la double posture de l’historien et du romancier et qu’il a écrit l’attentat contre Heydrich tout en luttant contre la tentation de la fiction. Hygiène de l’écriture, la métalepse et l’épanorthose sont, dit-il, des moyens de rendre compte de son souci de véracité historique. Ces interventions d’auteur plongent surtout le lecteur au cœur de l’expérience de l’écriture et lui font sentir les difficultés à raconter l’histoire. Le Je raconte l’histoire en train de se faire – l’histoire, c’est-à-dire l’attentat contre Heydrich autant que le livre lui-même. Marie suggère ainsi que l’écriture de HHhH est proche de l’essai.
Compte-rendu d’Aurélie Moioli