Deux constats essentiels liés à l’écriture de l’histoire ont été faits par les historiens : d’abord, le nécessaire renoncement à « atteindre les faits purs » (S. Loriga), définitivement perdus dans le passé, ce qui ne signifie pas pour autant que l’on ne puisse pas comprendre le passé et l’interpréter. D’autre part, le caractère infini du passé : l’histoire est un vivier inépuisable de faits, d’expériences, de pensées, d’événements dont il est impossible de venir à bout. Accepter cela « signifie reconnaître que toute interprétation implique un art herméneutique et, partant, accepter l’importance de l’imagination historique » (S. Loriga) qui permet de transformer les pans épars du passé en une totalité signifiante. L’histoire est une histoire vivante, celle des êtres humains qui pensent, agissent, font des choix, éprouvent des sentiments, vivent en société et se distinguent les uns des autres. Ces vies composent et façonnent l’histoire, de différentes manières, à différentes échelles : il est tentant de penser que la biographie historique est un moyen d’accéder à ce vivant qui fait l’histoire. Mais tout comme l’histoire, le travail biographique se heurte à l’abîme des réalités perdues, à l’hétérogénéité et à la discontinuité du temps historique et humain, au besoin d’intelligibilité et de sens du récit historique. Quel rôle et quelle place conférer dès lors à l’imagination dans la démarche biographique ? Les liens entre biographie, imagination et histoire soulèvent de nombreuses questions, réparties ici en cinq thématiques et problématiques :
1/ Le statut de la biographie comme passage obligé du questionnement historiographique : l’aporie « toute biographie est fictionnelle » parce que toute biographie met en jeu l’imagination, a pu contribuer, dans une certaine mesure, à la remise en question de l’histoire individuelle, les historiens soucieux de la scientificité de leur discipline préférant privilégier une histoire impersonnelle, celles des structures, des institutions, des rapports de pouvoir, des entités éloignées de l’étude des individus isolés. Ainsi dans les années 1960-1970, lors de l’apogée des enquêtes de l’histoire sérielle et de l’aspiration à écrire une « histoire sans les hommes » (E. Le Roy Ladurie). Si, dans cette perspective, des historiens ont tout de même tenté l’expérience biographique, c’était pour mieux imposer l’idée que l’analyse historique d’une époque pouvait l’emporter, y compris dans son genre attitré, sur la biographie individuelle, celle-ci « devenant a-biographique puisque évoquant moins l’histoire d’un individu qu’une dynamique historique » (D. Crouzet). Plus récemment, réagissant au renouveau du genre depuis quelques décennies, certains universitaires ont dénoncé le trop-plein de biographies et « l’ambiguïté d’un phénomène biographique diversifié, voire atomisé : harmonieuse fertilité, noble office d’information ou de célébration, ou mauvaise graisse, anarchie et métastases, détournement de la recherche ʺsérieuseʺ ? » (D. Madelénat). En laissant l’imagination, tant sur le plan thématique que stylistique, déborder sur la réalité et la « scientificité » des faits, ces biographes entameraient la crédibilité des biographies attachées à une certaine rigueur historique.
2/ La place de l’imagination dans le choix et la construction de l’objet et du matériau biographique, qui pose la question de l’intentionnalité et de la subjectivité du biographe lors de son choix. Comment et pourquoi choisit-on un personnage, et dans quelle mesure ce choix autorise-t-il l’auteur à imaginer la vie de cet individu ? Les enjeux ne sont pas les mêmes lorsqu’il s’agit d’une personne ayant existé, d’un personnage mythique ou imaginé par l’auteur, ou bien d’une personne encore vivante. De même, le biographe peut se confronter à un individu ayant fait l’objet de mystifications, de légendes : comment prendre en compte les différentes biographies d’une même personne ? Plus largement, il faut poser la question de l’impact de l’imaginaire collectif suscité par un personnage, voire sa mise en image – à travers des portraits picturaux par exemple – sur le choix de son objet par le biographe. Cela amène aussi à évoquer les choix différenciés de l’histoire de la biographie, ainsi les « grands hommes », « l’homme moyen » représentatif d’une époque, ou les « personnalités minuscules » dont l’étude a été privilégiée notamment par la micro-histoire.
3/ L’imagination comme outil accompagnant la démarche de recherche et de reconstruction biographique de l’historien : en quoi l’imagination est-elle nécessaire dans le travail de recomposition des traces et des liens entre les traces externes laissées par un individu ? L’image qu’on a coutume de proposer est celle du bâtiment reconstruit par l’imagination à partir des ruines préservées par le temps. Mais la biographie implique la reconstruction d’une vie, avec ses aléas, ses dimensions souvent irrationnelles et ses tours imprévisibles, une vie humaine dont l’intériorité est souvent inaccessible. Le biographe peut-il aller plus loin dans sa démarche, en tentant de « se reporter en imagination au passé comme ayant été présent » et chercher ainsi à approcher « l’avoir été vivant » (S. Loriga) d’une personne aujourd’hui morte ? L’imagination peut-elle être alors envisagée comme un lien entre le réel passé et sa compréhension par l’historien d’aujourd’hui ? Dans cette perspective, on peut aussi poser la question du rapport du biographe à ses sources, et à la manière dont, à travers elles, il peut tenter de retrouver l’imaginaire d’un personnage, et, à travers lui, de rendre compte de l’imaginaire d’une époque à présent révolue.
4/ L’imagination dans la narration du récit de vie, ou les liens complexes unissant biographie et littérature. L’écriture biographique est liée à une nécessaire mise en intrigue narrative, dont il est intéressant d’examiner les ressorts. L’imagination dans le processus d’écriture est-elle nécessairement associée à la fiction, et dans ce cas, comment rendre compte de la fiction telle qu’elle est manifestée dans l’écriture biographique ? Quels sont les stratégies narratives, les procédés littéraires à l’œuvre, et en quoi permettent-il de rendre une vie passée intelligible ? Le problème n’est-il pas alors de conférer une cohérence et une unité artificielle à la vie d’un individu, formant une « illusion biographique » (P. Bourdieu), comme les critiques l’ont souvent souligné ? D’autre part, quelles sont les limites posées à l’invention, consubstantielle à l’imagination biographique, ou en d’autres termes, comment « équilibrer la subjectivité d’une recherche par l’objectivité d’une culture » (D. Madelénat) ? L’imagination est alors à la fois une construction historique et le biais par lequel on accède à une plus grande connaissance de l’histoire. Le rapport entre écriture biographique et écriture romanesque, entre personnage biographique et héros de roman doit également être interrogé dans cette perspective, pour comprendre comment accepter leur lien étroit et les ambiguïtés qu’il implique. On peut pour cela se demander quelles conséquences peut avoir l’effacement de la narration face à l’énumération brute de données biographiques dans lesquelles l’imagination semble ne pas avoir de place, par exemple dans les notices biographiques proposées par les sites internet, ou même par l’abondance des dictionnaires biographiques.
5/ L’imagination et la réception de la biographie : comment lit-on un récit de vie, y a-t-il des manières différentes de lire une biographie, et quel rôle joue ici l’imagination ? Peut-on établir une différence entre le fait de susciter l’imagination du lecteur et faire appel à son imaginaire ? Il faut rappeler que l’historien, contrairement à l’écrivain, ne doit pas chercher à « apprivoiser l’histoire » (S. Loriga), rendre à tout prix le passé familier aux lecteurs, et privilégier à l’excès les éléments d’une vie qui répondent à un imaginaire et à une attente supposés d’un public précis, liés peut-être à la survalorisation actuelle de la connaissance de l’intimité des individus, voire du voyeurisme (D. Madelénat). Pourtant, pas moins que le romancier, l’historien fait appel à l’imagination du lecteur, lequel doit composer avec la dialectique nécessaire entre les « vides » et les « pleins » suscités par la recréation d’une vie. Il est dès lors intéressant de s’interroger sur la relation triangulaire qui se noue entre le lecteur, le biographe, et la personne dont la vie est retracée : ce lien ne passe-t-il pas par l’imagination de chacune de ces individualités ? Le grand succès éditorial et public de la biographie historique, qu’elle émane d’écrivains indépendants ou d’universitaires, pose enfin la question des différentes façons de percevoir et de lire ce genre d’ouvrages : le potentiel fictionnel de la biographie et l’imagination qu’elle peut de ce fait susciter, de manière plus intense que dans n’importe quel autre récit historique, ne conduisent-ils pas à produire une « lecture littéraire » de ces textes (T. Todorov), volontairement indifférente à la véracité ou non de ce qui est écrit ?
Ces questionnements et ces remarques constituent une trame problématique autour de laquelle s’articulera la séance consacrée à la biographie historique du laboratoire junior « Imagination et Histoire ». Non exhaustives, elles pourront, au même titre que les interventions, servir de points de départ aux discussions.