Imaghis
 

4 avril 2011 : Introduction problématisée

Biographie, imagination et histoire : approches historiques et constructions narratives du récit de vie

Deux cons­tats essen­tiels liés à l’écriture de l’his­toire ont été faits par les his­to­riens : d’abord, le néces­saire renon­ce­ment à « attein­dre les faits purs » (S. Loriga), défi­ni­ti­ve­ment perdus dans le passé, ce qui ne signi­fie pas pour autant que l’on ne puisse pas com­pren­dre le passé et l’inter­pré­ter. D’autre part, le carac­tère infini du passé : l’his­toire est un vivier iné­pui­sa­ble de faits, d’expé­rien­ces, de pen­sées, d’événements dont il est impos­si­ble de venir à bout. Accepter cela « signi­fie reconnaî­tre que toute inter­pré­ta­tion impli­que un art her­mé­neu­ti­que et, par­tant, accep­ter l’impor­tance de l’ima­gi­na­tion his­to­ri­que » (S. Loriga) qui permet de trans­for­mer les pans épars du passé en une tota­lité signi­fiante. L’his­toire est une his­toire vivante, celle des êtres humains qui pen­sent, agis­sent, font des choix, éprouvent des sen­ti­ments, vivent en société et se dis­tin­guent les uns des autres. Ces vies com­po­sent et façon­nent l’his­toire, de dif­fé­ren­tes maniè­res, à dif­fé­ren­tes échelles : il est ten­tant de penser que la bio­gra­phie his­to­ri­que est un moyen d’accé­der à ce vivant qui fait l’his­toire. Mais tout comme l’his­toire, le tra­vail bio­gra­phi­que se heurte à l’abîme des réa­li­tés per­dues, à l’hété­ro­gé­néité et à la dis­conti­nuité du temps his­to­ri­que et humain, au besoin d’intel­li­gi­bi­lité et de sens du récit his­to­ri­que. Quel rôle et quelle place confé­rer dès lors à l’ima­gi­na­tion dans la démar­che bio­gra­phi­que ? Les liens entre bio­gra­phie, ima­gi­na­tion et his­toire sou­lè­vent de nom­breu­ses ques­tions, répar­ties ici en cinq thé­ma­ti­ques et pro­blé­ma­ti­ques :

1/ Le statut de la bio­gra­phie comme pas­sage obligé du ques­tion­ne­ment his­to­rio­gra­phi­que : l’aporie « toute bio­gra­phie est fic­tion­nelle » parce que toute bio­gra­phie met en jeu l’ima­gi­na­tion, a pu contri­buer, dans une cer­taine mesure, à la remise en ques­tion de l’his­toire indi­vi­duelle, les his­to­riens sou­cieux de la scien­ti­fi­cité de leur dis­ci­pline pré­fé­rant pri­vi­lé­gier une his­toire imper­son­nelle, celles des struc­tu­res, des ins­ti­tu­tions, des rap­ports de pou­voir, des enti­tés éloignées de l’étude des indi­vi­dus isolés. Ainsi dans les années 1960-1970, lors de l’apogée des enquê­tes de l’his­toire sérielle et de l’aspi­ra­tion à écrire une « his­toire sans les hommes » (E. Le Roy Ladurie). Si, dans cette pers­pec­tive, des his­to­riens ont tout de même tenté l’expé­rience bio­gra­phi­que, c’était pour mieux impo­ser l’idée que l’ana­lyse his­to­ri­que d’une époque pou­vait l’empor­ter, y com­pris dans son genre atti­tré, sur la bio­gra­phie indi­vi­duelle, celle-ci « deve­nant a-bio­gra­phi­que puis­que évoquant moins l’his­toire d’un indi­vidu qu’une dyna­mi­que his­to­ri­que » (D. Crouzet). Plus récem­ment, réa­gis­sant au renou­veau du genre depuis quel­ques décen­nies, cer­tains uni­ver­si­tai­res ont dénoncé le trop-plein de bio­gra­phies et « l’ambi­guïté d’un phé­no­mène bio­gra­phi­que diver­si­fié, voire ato­misé : har­mo­nieuse fer­ti­lité, noble office d’infor­ma­tion ou de célé­bra­tion, ou mau­vaise graisse, anar­chie et métas­ta­ses, détour­ne­ment de la recher­che ʺsé­rieu­seʺ ? » (D. Madelénat). En lais­sant l’ima­gi­na­tion, tant sur le plan thé­ma­ti­que que sty­lis­ti­que, débor­der sur la réa­lité et la « scien­ti­fi­cité » des faits, ces bio­gra­phes enta­me­raient la cré­di­bi­lité des bio­gra­phies atta­chées à une cer­taine rigueur his­to­ri­que.

2/ La place de l’ima­gi­na­tion dans le choix et la cons­truc­tion de l’objet et du maté­riau bio­gra­phi­que, qui pose la ques­tion de l’inten­tion­na­lité et de la sub­jec­ti­vité du bio­gra­phe lors de son choix. Comment et pour­quoi choi­sit-on un per­son­nage, et dans quelle mesure ce choix auto­rise-t-il l’auteur à ima­gi­ner la vie de cet indi­vidu ? Les enjeux ne sont pas les mêmes lorsqu’il s’agit d’une per­sonne ayant existé, d’un per­son­nage mythi­que ou ima­giné par l’auteur, ou bien d’une per­sonne encore vivante. De même, le bio­gra­phe peut se confron­ter à un indi­vidu ayant fait l’objet de mys­ti­fi­ca­tions, de légen­des : com­ment pren­dre en compte les dif­fé­ren­tes bio­gra­phies d’une même per­sonne ? Plus lar­ge­ment, il faut poser la ques­tion de l’impact de l’ima­gi­naire col­lec­tif sus­cité par un per­son­nage, voire sa mise en image – à tra­vers des por­traits pic­tu­raux par exem­ple – sur le choix de son objet par le bio­gra­phe. Cela amène aussi à évoquer les choix dif­fé­ren­ciés de l’his­toire de la bio­gra­phie, ainsi les « grands hommes », « l’homme moyen » repré­sen­ta­tif d’une époque, ou les « per­son­na­li­tés minus­cu­les » dont l’étude a été pri­vi­lé­giée notam­ment par la micro-his­toire.

3/ L’ima­gi­na­tion comme outil accom­pa­gnant la démar­che de recher­che et de recons­truc­tion bio­gra­phi­que de l’his­to­rien : en quoi l’ima­gi­na­tion est-elle néces­saire dans le tra­vail de recom­po­si­tion des traces et des liens entre les traces exter­nes lais­sées par un indi­vidu ? L’image qu’on a cou­tume de pro­po­ser est celle du bâti­ment recons­truit par l’ima­gi­na­tion à partir des ruines pré­ser­vées par le temps. Mais la bio­gra­phie impli­que la recons­truc­tion d’une vie, avec ses aléas, ses dimen­sions sou­vent irra­tion­nel­les et ses tours impré­vi­si­bles, une vie humaine dont l’inté­rio­rité est sou­vent inac­ces­si­ble. Le bio­gra­phe peut-il aller plus loin dans sa démar­che, en ten­tant de « se repor­ter en ima­gi­na­tion au passé comme ayant été pré­sent » et cher­cher ainsi à appro­cher « l’avoir été vivant » (S. Loriga) d’une per­sonne aujourd’hui morte ? L’ima­gi­na­tion peut-elle être alors envi­sa­gée comme un lien entre le réel passé et sa com­pré­hen­sion par l’his­to­rien d’aujourd’hui ? Dans cette pers­pec­tive, on peut aussi poser la ques­tion du rap­port du bio­gra­phe à ses sour­ces, et à la manière dont, à tra­vers elles, il peut tenter de retrou­ver l’ima­gi­naire d’un per­son­nage, et, à tra­vers lui, de rendre compte de l’ima­gi­naire d’une époque à pré­sent révo­lue.

4/ L’ima­gi­na­tion dans la nar­ra­tion du récit de vie, ou les liens com­plexes unis­sant bio­gra­phie et lit­té­ra­ture. L’écriture bio­gra­phi­que est liée à une néces­saire mise en intri­gue nar­ra­tive, dont il est inté­res­sant d’exa­mi­ner les res­sorts. L’ima­gi­na­tion dans le pro­ces­sus d’écriture est-elle néces­sai­re­ment asso­ciée à la fic­tion, et dans ce cas, com­ment rendre compte de la fic­tion telle qu’elle est mani­fes­tée dans l’écriture bio­gra­phi­que ? Quels sont les stra­té­gies nar­ra­ti­ves, les pro­cé­dés lit­té­rai­res à l’œuvre, et en quoi per­met­tent-il de rendre une vie passée intel­li­gi­ble ? Le pro­blème n’est-il pas alors de confé­rer une cohé­rence et une unité arti­fi­cielle à la vie d’un indi­vidu, for­mant une « illu­sion bio­gra­phi­que » (P. Bourdieu), comme les cri­ti­ques l’ont sou­vent sou­li­gné ? D’autre part, quel­les sont les limi­tes posées à l’inven­tion, consub­stan­tielle à l’ima­gi­na­tion bio­gra­phi­que, ou en d’autres termes, com­ment « équilibrer la sub­jec­ti­vité d’une recher­che par l’objec­ti­vité d’une culture » (D. Madelénat) ? L’ima­gi­na­tion est alors à la fois une cons­truc­tion his­to­ri­que et le biais par lequel on accède à une plus grande connais­sance de l’his­toire. Le rap­port entre écriture bio­gra­phi­que et écriture roma­nes­que, entre per­son­nage bio­gra­phi­que et héros de roman doit également être inter­rogé dans cette pers­pec­tive, pour com­pren­dre com­ment accep­ter leur lien étroit et les ambi­guï­tés qu’il impli­que. On peut pour cela se deman­der quel­les consé­quen­ces peut avoir l’effa­ce­ment de la nar­ra­tion face à l’énumération brute de don­nées bio­gra­phi­ques dans les­quel­les l’ima­gi­na­tion semble ne pas avoir de place, par exem­ple dans les noti­ces bio­gra­phi­ques pro­po­sées par les sites inter­net, ou même par l’abon­dance des dic­tion­nai­res bio­gra­phi­ques.

5/ L’ima­gi­na­tion et la récep­tion de la bio­gra­phie : com­ment lit-on un récit de vie, y a-t-il des maniè­res dif­fé­ren­tes de lire une bio­gra­phie, et quel rôle joue ici l’ima­gi­na­tion ? Peut-on établir une dif­fé­rence entre le fait de sus­ci­ter l’ima­gi­na­tion du lec­teur et faire appel à son ima­gi­naire ? Il faut rap­pe­ler que l’his­to­rien, contrai­re­ment à l’écrivain, ne doit pas cher­cher à « appri­voi­ser l’his­toire » (S. Loriga), rendre à tout prix le passé fami­lier aux lec­teurs, et pri­vi­lé­gier à l’excès les éléments d’une vie qui répon­dent à un ima­gi­naire et à une attente sup­po­sés d’un public précis, liés peut-être à la sur­va­lo­ri­sa­tion actuelle de la connais­sance de l’inti­mité des indi­vi­dus, voire du voyeu­risme (D. Madelénat). Pourtant, pas moins que le roman­cier, l’his­to­rien fait appel à l’ima­gi­na­tion du lec­teur, lequel doit com­po­ser avec la dia­lec­ti­que néces­saire entre les « vides » et les « pleins » sus­ci­tés par la recréa­tion d’une vie. Il est dès lors inté­res­sant de s’inter­ro­ger sur la rela­tion trian­gu­laire qui se noue entre le lec­teur, le bio­gra­phe, et la per­sonne dont la vie est retra­cée : ce lien ne passe-t-il pas par l’ima­gi­na­tion de cha­cune de ces indi­vi­dua­li­tés ? Le grand succès éditorial et public de la bio­gra­phie his­to­ri­que, qu’elle émane d’écrivains indé­pen­dants ou d’uni­ver­si­tai­res, pose enfin la ques­tion des dif­fé­ren­tes façons de per­ce­voir et de lire ce genre d’ouvra­ges : le poten­tiel fic­tion­nel de la bio­gra­phie et l’ima­gi­na­tion qu’elle peut de ce fait sus­ci­ter, de manière plus intense que dans n’importe quel autre récit his­to­ri­que, ne condui­sent-ils pas à pro­duire une « lec­ture lit­té­raire » de ces textes (T. Todorov), volon­tai­re­ment indif­fé­rente à la véra­cité ou non de ce qui est écrit ?

Ces ques­tion­ne­ments et ces remar­ques cons­ti­tuent une trame pro­blé­ma­ti­que autour de laquelle s’arti­cu­lera la séance consa­crée à la bio­gra­phie his­to­ri­que du labo­ra­toire junior « Imagination et Histoire ». Non exhaus­ti­ves, elles pour­ront, au même titre que les inter­ven­tions, servir de points de départ aux dis­cus­sions.

Sandie Gautier