Table ronde avec Sabina Loriga et Yves Krumenacker - Lundi 4 avril 2011, ENS de Lyon, site Descartes
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Après une courte introduction problématisée par Sandie, chacun des deux invités nous a expliqué les raisons de sa démarche et a tenté d’élucider le rôle de ce que l’on pourrait baptiser « imagination » dans son travail.
Sabina Loriga opère pour nous un retour sur la genèse du Petit X1, présenté comme une continuation au long court d’un questionnement amorcé par sa recherche doctorale sur l’armée piémontaise au XVIIIe siècle2. Ce travail s’est bâti sur une ambition biographique, à savoir celle de reconstruire une réalité institutionnelle à partir d’une pluralité de regards individuels3. Comme elle l’explique dans la postface de l’ouvrage tiré de sa thèse, son souci était alors de « miner le statut assertif de l’histoire »4, du moins de refuser les apprêts d’autorité dont se pare le discours historique, suivant la remarque notoire de Roland Barthes5. Elle dût toutefois subordonner ce projet aux formes plus classiques d’une étude statistique et sociale, seule adaptée à l’exposé d’observations négligées dans les biographies individuelles. C’est la raison pour laquelle elle confie avoir hérité de certaines insatisfactions à l’issue de ce travail, qui la conduisirent à rechercher dans la littérature scientifique et romanesque des clés possibles.
Chemin faisant, c’est dans la pensée d’historiens, philosophes et écrivains européens de la seconde moitié du XIXe siècle que Sabina Loriga rencontra les réflexions les plus proches de ces préoccupations6. Elle constata au même moment que la « redécouverte » de la biographie par l’historiographie française depuis une vingtaine d’années s’est effectuée en grande partie dans l’ignorance des conclusions de ses aînés. Un « étrange oubli » dont elle souligne qu’il correspond à un réflexe partagé par nombre d’historiens qui tendent à considérer les productions historiographiques les plus récentes comme étant forcément les plus pertinentes.
Le Petit X fait ainsi l’exégèse de cette « préhistoire » de l’histoire biographique, avec l’espoir d’initier quelques pistes permettant de penser les manières dont l’historien peut, au moyen d’une écriture plurielle, parvenir à peupler le passé d’individus vifs. L’envers de cette démarche de sauvetage de l’individu, est une réflexion poussée sur le processus de dépersonnalisation de l’histoire, mouvement de fond à l’œuvre dans l’historiographie du XXe siècle, en dépit pourtant des alertes récurrentes de ses figures de proue.7 Sabina Loriga précise ensuite pourquoi elle préfère parler de « seuil biographique » (titre de la première partie du Petit X) plutôt que de « genre » : objet littéraire hybride, il a subi des transformations trop importantes au fil du temps pour que l’on puisse en définir des règles et des codes permanents. Aussi l’enjeu problématique de la biographie se situe moins dans la spécificité d’un genre que dans l’observation des frontières mouvantes entre biographie, littérature et histoire, qui s’écartent ou se chevauchent suivant les projets.
La question revient alors pour les historiens à clarifier leurs intentions et leurs impératifs méthodologiques. C’est ainsi la fidélité à la véracité des faits qui les a conduit à prendre leur distance avec une démarche littéraire biographique qui, dans la dernière décennie du XIXe siècle, a commencé à s’imprégner de fiction8. La question de la subjectivité dans l’histoire et des possibilités de restituer un « moi complexe » s’en est trouvée hypothéquée. D’autant que les rares réflexions littéraires sur ce sujet aboutirent à mettre en lumière l’impossibilité esthétique de constituer un registre de vérité fictionnelle qui soit en même temps un registre de vérité historique9.
Selon Sabina Loriga, c’est d’abord sous les traits d’une démarche « démocratique » que, dans les années 1980, l’historiographie a restitué à la biographie son honorabilité : il s’agissait de donner la parole aux inconnus, voire aux « petits », sans que l’histoire de leur vie permette d’apporter un éclairage scientifique décisif10. Sur cette base, les historiens ont su employer la documentation biographique pour préciser les contextes historiques et en délayer les homogénéités (apparentes sous la forme d’abstractions collectives usuelles telles que les institutions, groupes sociaux ou communautés). L’individu est alors considéré comme un point d’intersection entre différentes communautés, différents espaces et temps11, ce qui conduit à complexifier la contextualisation d’une époque, parfois jusqu’au vertige. Vertige que les historiens ont tenté de contrer, dans les années 1990, au moyen de deux utopies également trompeuses selon Sabina Loriga : soit en postulant la représentativité historique de leur individu, ayant pour prix d’émousser sa spécificité pour mieux infléchir ses caractéristiques dans le sens de leur démonstration12 ; soit en cultivant le mirage visant à reconstituer dans les moindres détails les éléments d’une micro-société locale très finement observée13.
Sabina Loriga reconnaît avoir éprouvé l’impasse de chacune de ces utopies au cours de son travail de thèse. C’est en « fréquentant » des auteurs aux profils très différents, c’est-à-dire littéralement en imaginant une conversation avec chacun d’eux, qu’elle continue d’avancer dans sa réflexion. Elle revient en conclusion sur trois points qui furent pour elle des découvertes importantes à l’issue du Petit X :
La question des rapports en Histoire et littérature se précise sous ce jour : Sabina Loriga appelle à cultiver les échanges entre deux types de discours complémentaires. Ce maniement pragmatique de la littérature aura pour première vertu, selon elle, de dépasser ce que Roland Barthes nomme la tentation « psychotique » de l’écriture historique, qui nie ce qu’elle ne voit ni ne comprend en la camouflant derrière une position d’autorité15.
Nos quelques questions ont ensuite conduit Sabina Loriga à préciser certains points, ou plutôt les limites pionnières de sa réflexion. L’emploi de la littérature par les historiens ne semble pas être précisément défini pour elle. Les romans peuvent avoir valeur de modèle dans le traitement du sujet : c’est la capacité de romanciers tels que Stendhal ou Tolstoï à bâtir des histoires autour d’une multiplicité de points de vue et à expliciter les manières dont un même fait peut revêtir une signification variable suivant les individus. La récupération de procédés littéraires précis est toujours possible, s’ils permettent de personnaliser le point de vue adopté. Sabina Loriga rejette en tout cas l’argument visant à relativiser le propos de l’historien à sa propre et irréductible contemporanéité : la recherche historique est un voyage dans le passé restitué dans sa dissemblance, à partir duquel il est possible de capter quelque chose d’authentique d’un individu ou d’une époque donnée. Certes, il est difficile de définir précisément le lien qui unit alors l’historien à ce passé, au-delà des traces tangibles que sont ses sources. Si le rôle de l’« imagination historique » ne peut être nié, les formes et les limites de son exercice ne se laissent pas contenir dans une acception théorique. Le projet d’écriture est trop relatif à chacun, et c’est bien la raison pour laquelle Sabina Loriga affirme que la biographie – ce « seuil » hétéroclite – ne peut être considérée comme l’exercice propice à rechercher des solutions dans ce domaine.
Prenant la parole sur ce constat, Yves Krumenacker avoue se sentir piégé car contraint de justifier son travail de biographe. Citant Denis Crouzet, il commence par rappeler à quel point, effectivement, la biographie a longtemps été tenue comme le « degré zéro du discours historique ». Lui-même ne s’était jamais livré à l’exercice avant que Bayard ne le lui propose, à la faveur du cinq centième anniversaire de la naissance de Calvin (1509-2009)16. Il saisit alors l’occasion de conduire une réflexion personnelle sur les origines de la Réforme. Son projet n’est donc pas historiographique à proprement parler, mais se situe à la croisée d’une commande éditoriale et de la réflexion personnelle et scientifique qui est le lot continu de l’historien. Ce faisant, il s’est confronté aux modalités littéraires et aux problématiques scientifiques posées par l’écriture biographique. L’enjeu éditorial lui interdisait en effet le recours à une « biographie a-biographique », formule revendiquée par Denis Crouzet, lequel avait souhaité dans sa propre biographie de Calvin17 ouvrir l’histoire d’un individu sur la compréhension de son époque. Ici, parce qu’il est inscrit dans le projet que l’individu sera le sujet de l’histoire – et non plus l’objet d’une histoire collective et impersonnelle, le texte devait se risquer à s’avancer dans le for intérieur de Calvin, espace intime pour lequel l’historien manque précisément de sources. Le théologien s’esquive tout au long de ses écrits, au point qu’Yves Krumenacker concède qu’il lui a été difficile d’approcher une reconstitution de l’imaginaire de l’individu. La tâche était d’autant plus ardue que l’historien travaille ici sur un homme dont la postérité est tapissée de « légendes » ; autant de strates d’imaginations, parfois contradictoires, qui brouillent la perception du personnage.
Ainsi, la « noirceur » et l’austérité notoire de Calvin sont-elles le produit d’une lecture psychanalytique de l’homme, qui aurait été marqué par la mort précoce de sa mère et par l’attitude d’un père jugé infidèle à la mémoire de la défunte. Yves Kumenacker souligne que cette interprétation, bien qu’ayant tacitement valeur d’autorité – Denis Crouzet ne la discute pas de son côté – n’en est pas moins relative à des postulats scientifiques ; postulats que la parcimonie des détails disponibles dans les sources ne permettent pas de valider avec toute la rigueur nécessaire. Il faut alors forcer le raisonnement par l’imagination, que l’on pourrait ici définir comme la dose de fiction nécessaire au comblement des lacunes documentaires et à l’achèvement d’une interprétation rationnellement satisfaisante.
L’attitude de Calvin face à la mort rencontre les mêmes obstacles, avec cette fois deux récits contradictoires, celui, hagiographique, de son disciple Théodore de Bèze, et celui d’un autre témoin oculaire, Jérome-Hermès Bolsec, beaucoup moins amène pour le théologien. Les deux versions reproduisent modèle de bonne mort inspirées de scènes évangéliques qui empêchent l’historien de prétendre accéder à la véracité des faits. L’enjeu de mémoire que revêtent les récits de mort disqualifie la source et par conséquent le greffage de l’« imagination historique », qui ne serait qu’imagination pure, fantasme et fiction.
La question de la conversion de Calvin est un autre point quasi aveugle de sa biographie , qui offre toutefois l’occasion d’expérimenter le jeu de circulation du général au particulier évoqué précédemment par Sabina Loriga. En effet, avant de se risquer à reconstituer le cheminement plausible suivi par Calvin, Yves Krumenacker remarque qu’il convient de clarifier la notion même de « conversion », d’interroger la variété de sens qu’elle peut contenir pour les contemporains. Il s’agit en somme d’inscrire une démarche individuelle dans ce qu’on peut connaître des démarches analogues. Les éléments du contexte avéré servent ici de substitut aux sources spécifiques absentes. L’imagination permet, sur cette base, de soutenir la pertinence du lien entre le savoir établi et l’expérience plausible du personnage étudié. On serait tenté de dire que, de ce point de vue, nombre des interprétations historiques sont cimentées par l’imagination historique.
Se pose alors la question de la limite de l’imagination appuyée sur des faits authentiques et appliquée à l’histoire particulière d’un personnage sans traces. L’intérêt de l’énoncé de probabilités est ici relatif aux besoins du projet. Dans le cas présent, Yves Krumenacker évoque la nécessité de donner un peu de chaire à des indications factuelles étiques, notamment s’agissant de la jeunesse de Calvin. C’est pourquoi il s’est risqué à imaginer les jeux d’enfants avec lesquels un jeune garçon de bonne famille était vraisemblablement familier au début du XVIe siècle français. Il est ici permis de se demander si ces images de valeur historique moindre ne sont pas dotées d’une force de suggestion remarquable pour un grand public.
L’expérience de l’écriture de la biographie de Calvin semble ainsi propice à mettre en lumière les circonstances limites dans lesquelles l’historien peut employer l’imagination. Ces obstacles portent Yves Krumenacker à préférer écrire « autour » plutôt que « sur » un personnage, ce qu’il ambitionne de faire dans son travail en cours sur Marie Hubert. Née en 1695 dans l’une des familles les plus influentes et les plus orthodoxes de Genève, Marie est une femme de lettres pieuse, beaucoup lue de son temps. Faute de sources conséquentes, Yves Krumenacker propose de reconstituer le réseau précis qui environne l’écrivaine afin de comprendre les voies possibles du passage vers les Lumières, de l’orthodoxie calviniste à la rationalisation de la piété. Il partage ici les observations relayées par Sabina Loriga, consistant à considérer l’individu à la croisée de plusieurs mondes, et même de plusieurs « itinéraires » possibles, face auxquels il doit faire des choix.
Nos questions portèrent essentiellement sur la spécificité de l’écriture d’une biographie « grand public ». Yves Krumenacker détaille les impératifs de brièveté et de simplicité qui ont conditionné son style. L’exercice lui a paru inconfortable en ce qu’il mêlait un plaisir évident d’écriture à l’exigence maintenue par le scientifique qu’il est de s’efforcer de ne pas outrepasser en imagination ce à quoi sa déontologie d’historien l’autorise. L’objectif premier était en définitive de délier les différentes visions contrastées, voire fantasmées qui ont façonné le « grand homme » qu’est Calvin, d’aller « au-delà des légendes » comme l’a sous-titré Bayard ; ce qui ne suffit pas en soi à composer la biographie satisfaisante d’un personnage de cette envergure, dont le rayonnement contemporain est incontestable. L’explicitation des « légendes » n’épuise pas, en somme, la compréhension de l’emprunte que Calvin a laissé sur son temps. L’intention démystifiante et humanisante de l’ouvrage semble avoir été compris tant des spécialistes que du public. Il serait ici intéressant de connaître les éléments précis qui façonnent cette opinion, afin d’évaluer l’influence des passages spéculatifs sur l’imaginaire des lecteurs. Mais, d’une manière générale, Yves Krumenacker concède que l’enjeu définitionnel entre imagination et interprétation n’a pas fait l’objet de sa part d’une réflexion particulière au moment de l’écriture de cette biographie et demeure encore aujourd’hui, pour lui comme pour nous, sujet à circonspection.
Compte-rendu de Matthieu Devigne
Sabina Loriga,Le Petit X. De la biographie à l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 2010.
Sabina Loriga, Soldats. Un laboratoire disciplinaire : l’armée piémontaise au XVIIIe siècle, [Mentha, 1991], Paris, Les Belles Lettres, 2007.
Suivant le schéma du Rashômon, film d’Akira Kurosawa, adapté de deux nouvelles d’Akutagawa Ryunosuke.
Soldats..., op.cit., p.229.
« Le fait historique est lié linguistiquement à un privilège d’être : on raconte ce qui a été, non ce qui n’a pas été ou ce qui a été douteux ». Roland Barthes, « Le discours de l’histoire » (1967), in Le bruissement de la langue, Paris, Seuil, 1984, p.153-66.
Précisément : l’historien anglais Thomas Carlyle, les auteurs allemands Wilhelm von Humboldt et Friedrich Meinecke ; un historien de l’art, Jakob Burckhardt ; un philosophe, Wilhelm Dilthey et un écrivain, Léon Tolstoï.
A l’appui de cette remarque, voir par exemple Lucien Febvre, « Et l’homme dans tout cela ? – Sur un manuel » [Annales d’Histoire sociale, III, 1941], Combats pour l’Histoire, Paris, Armand Colin, coll. Agora, 1992, pp.99-103.
La rupture est notoirement revendiquée par François Simiand, à travers sa dénonciation des « trois idoles » de l’histoire traditionnelle : l’idole politique, l’idole individuelle et l’idole chronologique (« Méthode historique et science sociale, 2e partie, Revue de synthèse historique, 17, 1903, p.129-157, p.154).
Voir Virginia Woolf, Orlando : A Biography, [1928], trad. fr. de Charles Mauron, Paris, Stock, 1957.
L’ouvrage emblématique sur ce point étant Natalie Zemon Davis, The Return of Martin Guerre, Cambridge, Harvard University Press, 1983.
Pour approfondir ce point de vue, se reporter entre autre à Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, nrf, 1991.
Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.
Utopie naturaliste formulée par Giovanni Levi dans l’« Introduction » du Pouvoir au village, Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle (Paris, Gallimard, 1989), lequel, selon Sabina Loriga, a vu ce qu’il ne voulait être qu’une métaphore éclairante reprise par la suite au pied de la lettre par nombre de micro-historiens, jusqu’à en « émietter » l’histoire.
D’où l’importance, à cette échelle d’observation, d’avoir recours à des concepts aiguisés tels que ceux d’« identité » et de « mêmeté ». Voir Paul Ricoeur, Soi même comme un autre, Paris, Seuil, 1990 ; voir également Gérôme Truc, « Une désillusion narrative ? De Bourdieu à Ricœur en sociologie », Tracés. Revue de Sciences humaines [en ligne], 8 | 2005, mis en ligne le 03 février 2009. URL : http://traces.revues.org/index2173.html.
« Le discours de l’histoire », art.cit.
Yves Krumenacker, Calvin. Au-delà des légendes, Bayard, Paris, 2009.
Denis Crouzet, Jean Calvin, Fayard, Paris, 2000.